Note:
Commandé
à l'auteur par Régis Debray pour être publié
dans le numéro 1 des «Cahiers de Médiologie»,
ce texte qui, dans l'esprit de son commanditaire devait défendre
Guy Debord, a été refusé en l'état. On lui
reprochait des attaques ad nominem. Défendre Debord, oui. Mais
sans
citer de nom. (A.V.)
Si le moment
historique décrit par Guy Debord dans La Société
du
spectacle n'était plus d'actualité, on ne lirait plus ce
court traité, on n'en parlerait plus, même pour rire entre
amis, dans la dépréciation et le négatif hautain.
Il serait oublié comme bouteille vide, peau morte. Mais notre
époque
est distraite. Il se trouve qu'actuellement, plusieurs personnes
poursuivant
des buts différents, s'en prennent aux thèses
situationnistes
de Guy Debord. Certes, quasiment trente ans après leur
énonciation,
mais comme si celles-ci venaient tout nouvellement de parvenir jusqu'au
sommet de leurs bureaux et de leurs préoccupations
intellectuelles.
Faut-il
trente ans pour lire un livre dont eux-mêmes dénoncent
parfois
en ricanant la brièveté? Faut-il quinze ans pour le
comprendre
objectivement, et quinze ans autres pour le comprendre subjectivement?
Ou serait-ce qu'il a fallu plus d'un quart de siècle pour qu'ils
l'admîssent simplement parmi les livres nuisibles? Ou alors (Mais
non, c'est impossible...) fallait-il attendre que son auteur se
fût
suicidé, Van Gogh de Champot encore un peu tièdasse, pour
s'en prendre enfin à son legs fumant? Bel éloge
involontaire
en tout cas, que cet anachronisme de la pensée qui attaque
maintenant,
comme si c'était un plat chaud, un phénomène
éditorial
neuf, une pensée subversive à son plein et fulgurant
zénith,
la quasi trentenaire «Société du spectacle».
Observons
donc l'armée de cette pensée française en plein
labeur
de déconstruction du mythe Debord. Une déconstruction,
cher
ami, qui n'a premièrement que trop tardé; un Debord
secondement,
dont nous ne sommes pas assez méfiés, dont l'influence
nous
dit-on, serait grande parmi les jeunes, et qui vendrait plus
d'exemplaires
que nous depuis qu'il est édité chez le peu rancunier
Antoine
Gallimard. Celui-là, je vous l'accorde volontiers, n'a pas
l'étoffe
de son père. Heureusement que nous sommes un peu là, nous
ses auteurs vivants, pour défendre par dessus lui son marchand
honneur.
Mais observons,
observons. Tel chaud salonnard de chez Gallimard a par exemple
trouvé
la parade: il n'y a guère de tribune où il ne claironne
désormais
son grand amour de Guy-Ernest Debord. Au cours de ses grandiloquents
éloges,
le terme de «situationnisme» ne lui vient curieusement
jamais
en bouche. Mot tout juste bon pour un Scrabble entre amis à
l'île
de Ré, trop compliqué pour le grand public? Non pas. Il
s'agit
juste d'isoler le filant filou Debord, de passer sous silence sa
stature
de théoricien, voire de chef de bande, de le
«maspériser»
ainsi qu'on disait dans cette bande-là, pour l'emmurer mort ou
vif
dans la galerie des grands écrivains du siècle, le
momifier
dans la seule critique littéraire. Banale stratégie
spectaculaire
de dissolution du fond dans la forme, louanges tendancieuses du style
froid
pour mieux étouffer l'incendie de la cause, consécration
de la roideur de la plume pour masquer le tranchant du couteau. Qu'on
ne
s'étonne pas après cela que notre gallimardesque ait de
force
enrôlé Debord dans sa nouvelle croisade - une certaine
guerre
du goût - impitoyable conflit qui, pour ce que l'on en sait, doit
ravager l'arrondissement réellement le plus pilonné de
Paris,
le sixième, d'où il vient sans doute qu'on y compte
habituellement
tant de malheureux. Mais passons celui-là, dont la petitesse
n'est
pas dangereuse puisqu'elle n'agit qu'en fonction de ses
intérêts
propres.
Suivons
plutôt pas à pas tel autre penseur à couverture
crême
qui, sans pitié, s'en prend lui, tant au fond qu'à la
forme
de «La Société du spectacle». Il est vrai
qu'à
la décharge de sa témérité, c'est un plus
tiède
salonnard que le précédent. Au style, donc, il reproche
tour
à tour d'être khâgneux et prophétique. Ce qui
est naturellement faire grand cas des vertus divinatoires en oeuvre
dans
les classes prépatoires à Normale Supérieure; mais
aussi complimenter. Car il est rare qu'à des propositions
vieilles
de trente ans on fasse grâce d'avoir encore, un tant soit peu,
l'allure
prophétique. Debord ratiocine donc, selon notre homme. Mais quoi
donc? Rien que du connu, à l'en croire. Tout était
déjà
là chez Feuerbach, chez le jeune Marx, (dans sa
déclaration
de vol, notre commissaire, ami de la propriété
littéraire,
oublie toutefois de notifier de quel butin ancien proviennent les pages
anti-marxistes de La Société du spectacle). On ajouterait
volontiers avec lui, pour compléter sa délation, que
toute
la Société du spectacle était déjà
chez
Sun Tse ou Balthazar Grazian; que Debord, théoricien du
détournement,
ne s'en est jamais caché; que la stratégie est un art
ancien
qui consiste à articuler de façon toujours nouvelle des
défenses
archi-connues face à des attaques modernes.
Debord ne
décrit pas un autre monde. Il décrit le même monde
ayant subrepticement renversé sa tactique de domination. Ce pour
quoi il n'a pas besoin d'idées neuves; les anciennes suffisent
pourvu
qu'on songe elles-mêmes à les renverser; d'où
l'abondance
de chiasmes dans sa prose conduite comme une partie d'échecs
(chaque
fragment étant l'équivalent d'un «coup»).
Là
où notre intellectuel a raison, c'est lorsqu'il reproche
à
l'insurrectionnelle «Société du spectacle»
d'être
un peu courte sur les modalités de son insurrection
rêvée.
Mais si Guy Debord court-circuite le passage de la «pratique de
la
théorie» à la «théorie
pratique»,
c'est précisément que la théorie, tant qu'elle est
juste, sert à décrire les batailles que nous perdons
chaque
jour plutôt celles que nous gagnerons demain. Et encore
faudrait-il
remarquer qu'une Révolution en France, même ratée,
suivit d'assez près la publication de La Société
du
spectacle (ce que notre intellectuel feindrait d'ignorer,
peut-être
parce qu'à l'heure dite, se trouvait-il malencontreusement
à
l'autre bout du monde?).
Beaucoup
de choses ont vieilli dans La Société du spectacle,
notamment
les Conseils de travailleurs, autour desquels Guy Debord songe à
réorganiser la société sans spectacle. C'est qu'en
trente ans le spectacle a rongé jusqu'à son centre,
devenu
lui-même marchandise spectaculaire; si bien que vingt-cinq ans
après
que les pavés de Paris eurent vu défiler des
étudiants
réclamant «le droit à la paresse», à
peine
étonnés les mêmes pavés en
retrouvèrent
d'autres, fils des précédents, réclamer d'aussi
violente
manière «le droit au travail», puis cesser leur
hostile
mouvement sitôt que les gouvernants leur eurent promis un
asservissement
plus libéral encore. «Les hommes ressemblent plus à
leurs temps qu'à leur père» écrit Debord en
1988, dans ses Commentaires. Ainsi va la stratégie spectaculaire
qu'à la poésie même de la vie, elle se sera
attaquée
: en nos tristes jours, on est sérieux quand on a dix-sept ans.
Mais au
bout de ses attaques, la vraie nature de notre critique apparaît
finalement : que reproche-t-il le plus à Guy Debord? De n'avoir
point «inventé» une science comme lui; d'être
demeuré par la force d'un petit livre, éternellement
penseur,
«docteur en rien». L'oeuvre de Debord est sèche,
écourtée
peut-être, comme sa vie même; mais c'est la force imparable
de son auteur d'avoir compris que cette oeuvre ne vaudrait rien sans
l'existence
qui irait avec, et qu'à l'excellence de l'une devrait
correspondre
l'excellence de l'autre. Il n'y a pas de «procès
Heidegger»
possible avec Debord. Et peu d'hommes ont su maintenir dans ce
siècle
un pareil «écrirevivre».
Il ne suffisait
pas de décrire «la Société du
spectacle»
avec raison; il fallait encore vivre dans la raison de n'y pas entrer,
et l'ambition de conspirer pour la détruire. A l'heure où
les flics et les militaires en treillis circulent mitraillette au poing
dans Paris, il peut paraître futile de valoriser autant
«l'écrirevivre»
de Debord. Mais non; si les militaires circulent mitraillette au poing
dans Paris, c'est que nos intellectuels n'ont pas su
écrirevivre:
ni vivre bien, ni écrire bien. Spectacularisés à
leur
tour, retournés dans le sens voulu par la domination, ce sont
les
mêmes qui renâclent devant Debord et écrivent de
petits
livres à la gloire de De Gaulle. Ce sont les mêmes qui ne
savent plus lire le monde, ni même «Le Monde». Auquel
cas ils y auraient découvert le récit
circonstancié
de la non-vie de Khaled Kelkal, telle que l'a recueilli un sociologue
allemand;
et compris que ce que nous nommons ici, en nous pinçant le nez,
«intégrisme», n'est que la solution la plus rapide
de
réintégrer faussement une vie réellement dissoute,
séparée, réifiée: «Le monde de la
réification
est le monde privé de centre, comme les villes nouvelles qui en
sont le décor». (Raoul Vaneigem, «Banalités
de
base», 1962!). Auquel cas ils sauraient, aux récits de
jacquerie
en banlieue, à la lecture de la dérive mortelle d'Audrey
Maupin et Florence Rey (dans le squatt desquels on a retrouvé
des
tracts prônant la création de Conseil de travailleurs),
que
la thèse 115 de «La société du
spectacle»
a encore certaines vertus : «Aux nouveaux signes de
négation,
incompris et falsifiés par l'aménagement spectaculaire,
qui
se multiplient dans les pays les plus avancés
économiquement,
on peut déjà tirer cette conclusion qu'une nouvelle
époque
s'est ouverte: après la première tentative de subversion
ouvrière, c'est maintenant l'abondance capitaliste qui a
échoué.
Quand les luttes anti-syndicales des ouvriers occidentaux sont
réprimés
d'abord par les syndicats, et quand les courants révoltés
de la jeunesse lancent une première protestation informe, dans
laquelle
pourtant le refus de l'ancienne politique spécialisée, de
l'art et de la vie quotidienne, est immédiatement
impliqué,
ce sont là deux faces d'une nouvelle lutte spontanée qui
commence sous l'aspect criminel. (...) Quand les enfants perdus de
cette
armée encore immobile reparaissent sur ce terrain, devenu autre
et resté le même, ils suivent un nouveau
«général
Ludd» qui, cette fois, les lance dans la destruction des machines
de la consommation permise».
Refuser
de faire coïncider la théorie avec la réalité
de ces mini-révoltes à l'oeuvre chaque jour, n'est-ce pas
faire la travail de séparation pour lequel le pouvoir,
précisément,
finance (ce que Debord appelait «les bases matérielles de
la vérité inversée») sa troupe gendarmesque
d'intellectuels et d'universitaires? Nous lisons Debord pour
connaître
la fin. Pareillement, messieurs les songeurs inversés, nous vous
lisons pour connaître le début de la fin.
Texte inédit,
1995. A paraître dans le numéro 1 des «Cahiers de
Médiologie»
(1996). © Arnaud Viviant. En ligne depuis le 17 décembre
1995.