Le
Pèse-Nerfs
fut publié en 1925, dans la collection "Pour vos beaux yeux"
dirigée
par Louis Aragon.
Toute l'écriture
est de la cochonnerie.
Les gens
qui sortent du vague pour essayer de préciser quoi que ce soit
de
ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons.
Toute la
gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce
temps-ci.
Tous ceux
qui ont des points de repère dans l'esprit, je veux dire d'un
certain
côté de la tête, sur des emplacements bien
localisés
de leur cerveau, tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous
ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des
altitudes
dans l'âme, et des courants dans la pensée, ceux qui sont
esprit de l'époque, et qui ont nommé ces courants de
pensée,
je pense à leurs besognes précises, et à ce
grincement
d'automate que rend à tous vents leur esprit,
- sont
des cochons.
Ceux pour
qui certaines mots ont un sens, et certaines manières
d'être,
ceux qui font si bien des façons, ceux pour qui les sentiments
ont
des classes et qui discutent sur un degré quelconque de leurs
hilarantes
classifications, ceux qui croient encore à des "termes", ceux
qui
remuent des idéologies ayant pris rang dans l'époque,
ceux
dont les femmes parlent si bien et ces femmes aussi qui parlent si bien
et qui parlent des courants de l'époque, ceux qui croient encore
à une orientation de l'esprit, ceux qui suivent des voies, qui
agitent
des noms, qui font crier les pages des livres,
-
ceux-là
sont les pires cochons.
Vous
êtes
bien gratuit, jeune homme !
Non, je
pense à des critiques barbus.
Et je vous
l'ai dit : pas d'oeuvres, pas de langue, pas de parole, pas d'esprit,
rien.
Rien, sinon
un beau Pèse-Nerfs.
Une sorte
de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout
dans
l'esprit.
Et
n'espérez
pas que je vous nomme ce tout, en combien de parties il se divise, que
je vous dise son poids, que je marche, que je me mette à
discuter
sur ce tout, et que, disuctant, je me perde et que je me mette ainsi
sans
le savoir à PENSER, - et qu'il s'éclaire, qu'il vive,
qu'il
se pare d'une multitude de mots, tous bien frottés de sens, tous
divers, et capables de bien mettre au jour toutes les attitudes, toutes
le nuances d'une très sensible et pénétrante
pensée.
Ah ces
états qu'on ne nomme jamais, ces situations éminentes
d'âme,
ah ces intervalles d'esprit, ah ces minuscules ratées qui sont
le
pain quotidien de mes heures, ah ce peuple fourmillant de
données,
- ce sont toujours les même mots qui me servent et vraiment je
n'ai
pas l'air de beaucoup bouger dans ma pensée, mais j'y bouge plus
que vous en réalité, barbes d'ânes, cochons
pertinents,
maîtres du faux verbe, trousseurs de portraits, feuilletonistes,
rez-de-chaussée, herbagistes, entomologistes, plaie de ma langue.
Je vous
l'ai dit, que je n'ai plus ma langue, ce n'est pas une raison pour que
vous persistiez, pour que vous vous obstiniez dans la langue.
Allons,
je serai compris dans dix ans par les gens qui feront aujourd'hui ce
que
vous faites. Alors on connaîtra mes geysers, on verra mes glaces,
on aura appris à dénaturer mes poisons, on
décèlera
mes jeux d'âmes.
Alors tous
mes cheveux seront coulés dans la chaux, toutes mes veines
mentales,
alors on percevra mon bestiaire, et ma mystique sera devenue un
chapeau.
Alors on verra fumer les jointures des pierres, et d'arborescents
bouquets
d'yeux mentaux se cristalliseront en glossaires, alors on vera choir
des
aérolithes de pierre, alors on verra des cordes, alors on
comprendra
la géométrie sans espaces, et on apprendra ce que c'est
que
la configuration de l'esprit, et on comprendra comment j'ai perdu
l'esprit.
Alors on
comprendra pourquoi mon esprit n'est pas là, alors on verra
toutes
les langues tarir, tous les esprits se dessécher, toutes les
langues
se racornir, les figures humaines s'aplatiront, se dégonfleront,
comme aspirées par des ventouses desséchantes, et cette
lubrifiante
membrane continuera à flotter dans l'air, cette membrane
à
deux épaisseurs, à multiples degrés, à un
infini
de lézardes, cette mélancolique et vitreuse membrane,
mais
si sensible, si pertinente elle aussi, si capable de se multiplier, de
se dédoubler, de se retourner avec son miroitement de
lézardes,
de sens, de stupéfiants, d'irrigations pénétrantes
et vireuses,
alors tout
ceci sera trouvé bien,
et je n'aurai
plus besoin de parler.