Rodez,
4 décembre 1945
Mon cher
ami,
Excusez-moi
de vous importuner avec mes innombrables lettres mais, je vous le
répète,
j’ai à me plaindre d’une chose grave contre la
société
et le monde actuel. Tout le monde dans le monde des lettres
déplore
cent ans après sa mort la fin sinistre de la vie du poète
Gérard de Nerval, mais qui parmi ses amis aurait eu
l’idée
de l’éviter ou de la soulager. Mon cas actuel n’est pas sans
analogie
avec le sien. Car la soi-disant folie de Gérard de Nerval fut le
résultat d’une masse concertée d’envoûtements venus
de tous les jaloux de ses sublimes poèmes des Chimères
qui
sont au sommet de tout ce que l’homme ait jamais écrit et
pensé.
Gérard de Nerval s’en est rendu conscience mais il a
sombré
et il est mort. En ce qui me concerne, je n’ai pas sombré et ne
sombrerai pas et je ne crois pas que je mourrai de sitôt, mais
bien
que la liberté m’ait été rendue ici je ne peux
parvenir
à sortir parce qu’on empêche par envoûtements
les personnes qui doivent venir m’apporter de quoi vivre dehors de
venir
me rejoindre ici. Vous connaissez Anie Besnard et une histoire bizarre
la concerne, c’est qu’elle a pris le train le 14 octobre 1944, à
la Gare d’Orléans je crois, pour venir me retrouver ici, n’est
jamais
parvenue, s’est dissoute peut-être dans les étoiles
souterraines,
par assassinat entre Paris et Rodez, a
été
remplacée par un sosie où paraît-il, son peresprit
est revenu et non elle, mais son peresprit étant là elle
se croit Anie Besnard et habite en effet 45 quai Bourbon. Vous avez vu
bien des cataclysmes célestes et spatiaux entre Paris et Rodez
et
m’avez vu bien souvent me battre ici comme sur la montagne des
Tarahumaras
avec le monde dit occulte et qui n’est que l’émission
poudroyante
infectieuse de la crapule abdominale de tous les gens. J’ai une autre
amie
qui voulait venir me voir, Catherine Chilé, qui fut
infirmière
à l’hôpital Saint-Jacques sous le nom de Mlle
Seguin,
qui a quitté Paris en mai 1945 dernier et qui est morte
d’épuisement
dans un champ dans sa lutte avec les envoûtements qui
voulaient
l’empêcher de parvenir ici. Et je ne sais pas ce qu’on a fait
de son cadavre. - Raymond Queneau a voulu me voir à la
Noël
1943, avec des aliments, sucre, riz, beurre, confitures, pain, on l’a
fait
tomber malade, pour le forcer à m’oublier, et je
n’ai
plus de ses nouvelles. Est-il lui aussi devenu par magie un autre qui
ne
m’aime plus et me renie quand c’était un de mes meilleurs amis ?
Et depuis hier soir dimanche 2 décembre à 10 heures
n’est-il
pas de nouveau éclairé ? - Voudriez-vous, s’il vous
plaît,
éclaircir tout cela. Merci et de tout cœur.
Antonin
Artaud