La
dernière
après-guerre en Europe semble bien devoir se définir
historiquement
comme la période de l'échec
généralisé
des tentatives de changement, dans l'ordre affectif comme dans l'ordre
politique.
Alors que
des inventions techniques spectaculaires multiplient les chances de
constructions
futures, en même temps que les périls des contradictions
encore
non résolues, on assiste à une stagnation des luttes
sociales
et, sur le plan mental, à une réaction totale contre le
mouvement
de découverte qui a culminé aux environs de 1930, en
associant
les revendications les plus larges à la reconnaissance des
moyens
pratiques de les imposer.
L'exercice
de ces moyens révolutionnaires s'étant montré
décevant,
de la progression du fascisme à la Deuxième Guerre
mondiale,
le recul des espoirs qui s'étaient liés à eux
était
inévitable.
Après
l'incomplète libération de 1944, la réaction
intellectuelle
et artistique se déchaîne partout : la peinture abstraite,
simple moment d'une évolution picturale moderne où elle
n'occupe
qu'une place assez ingrate, est présentée par tous les
moyens
publicitaires comme le fondement d'une nouvelle esthétique.
L'alexandrin
est voué à une renaissance prolétarienne dont le
prolétariat
se serait passé comme forme culturelle avec autant d'aisance
qu'il
se passera du quadrige ou de la trirème comme moyens de
transport.
Des sous-produits de l'écriture qui a fait scandale, et que l'on
n'avait pas lue, vingt ans auparavant, obtiennent une admiration
éphémère
mais retentissante : poésie de Prévert ou de Char, prose
de Gracq, théâtre de l'atroce crétin Pichette, tous
les autres. Le Cinéma où les divers
procédés
de mise en scène anecdotique sont usés jusqu'à la
corde, acclame son avenir dans le plagiaire De Sica, trouve du nouveau
- de l'exotisme plutôt - dans quelques films italiens où
la
misère a imposé un style de tournage un peu
différent
des habitudes hollywoodiennes, mais si loin après S. M.
Eisenstein.
On sait, de plus, à quels laborieux remaniements
phénoménologiques
se livrent des professeurs qui, par ailleurs, ne dansent pas dans des
caves.
Devant cette
foire morne et rentable, où chaque redite avait ses disciples,
chaque
régression ses admirateurs, chaque remake ses fanatiques, un
seul
groupe manifestait une opposition universelle et un complet
mépris,
au nom du dépassement historiquement obligé de ces
anciennes
valeurs. Une sorte d'optimisme de l'invention y tenait lieu de refus,
et
d'affirmation au-delà de ces refus. Il fallait lui
reconnaître,
malgré des intentions très différentes, le
rôle
salutaire que Dada assuma dans une autre époque. On nous dira
peut-être
que recommencer un dadaïsme n'était pas une entreprise
très
intelligente. Mais il ne s'agissait pas de refaire un dadaïsme. Le
très grave recul de la politique révolutionnaire,
lié
à l'aveuglante faillite de l'esthétique ouvrière
affirmée
par la même phase rétrograde, rendait au confusionnisme
tout
le terrain où il sévissait trente ans plus tôt. Sur
le plan de l'esprit, la petite bourgeoisie est toujours au pouvoir.
Après
quelques crises retentissantes son monopole est encore plus
étendu
qu'avant : tout ce qui s'imprime actuellement dans le monde - que ce
soit
la littérature capitaliste, la littérature
réaliste-socialiste,
la fausse avant-garde formaliste vivant sur des formes tombées
dans
le domaine public, ou les agonies véreuses et
théosophiques
de certains mouvements émancipateurs de naguère-
relève
entièrement de l'esprit petit-bourgeois. Sous la pression des
réalités
de l'époque, il faudra bien en finir avec cet esprit. Dans cette
perspective, tous les moyens sont bons.
Les provocations
insupportables que le groupe lettriste avait lancées, ou
préparait
(poésie réduite aux lettres, récit
métagraphique,
cinéma sans images), déchaînaient une inflation
mortelle
dans les arts.
Nous l'avons
rejoint alors sans hésitation.
2
Le groupe
lettriste vers 1950, tout en exerçant une louable
intolérance
à l'extérieur, admettait parmi ses membres une assez
grande
confusion d'idées.
La poésie
onomatopéique elle-même, apparue avec le futurisme et
parvenue
plus tard à une certaine perfection avec Schwitters et quelques
autres, n'avait plus d'intérêt que par la
systématisation
absolue qui la présentait comme la seule poésie du
moment,
condamnant ainsi à mort toutes les autres formes, et
elle-même
à
brève
échéance. Cependant la conscience de la vraie place
où
il nous était donné de jouer était
négligée
par beaucoup au profit d'une conception enfantine du génie et de
la renommée.
La tendance
alors majoritaire accordait à la création de formes
nouvelles
la valeur la plus haute parmi toutes les activités humaines.
Cette
croyance à une évolution formelle n'ayant de causes ni de
fins qu'en elle-même, est le fondement de la position
idéaliste
bourgeoise dans les arts. (Leur croyance imbécile en des
catégories
conceptuelles immuables devait justement conduire quelques exclus du
groupe
a un mysticisme américanisé.) L'intérêt de
l'expérience
d'alors était tout dans une rigueur qui, tirant les
conséquences
qu'un idiot comme Malraux ne sait ou n'ose pas tirer de
prémisses
foncièrement semblables, en venait à ruiner
définitivement
cette démarche formaliste en la portant à son paroxysme ;
l'évolution vertigineusement accélérée
tournant
désormais à vide, en rupture évidente avec tous
les
besoins humains.
L'utilité
de détruire le formalisme par l'intérieur est certaine :
il ne fait aucun doute que les disciplines intellectuelles, quelle que
soit l'interdépendance qu'elles entretiennent avec le reste du
mouvement
de la société, sont sujettes, comme n'importe quelle
technique,
à des bouleversements relativement autonomes, à des
découvertes
nécessitées par leur propre déterminisme. Juger
tout,
comme on nous y invite, en fonction du contenu, cela revient à
juger
des actes en fonction de leurs intentions. S'il est sûr que
l'explication
du caractère normatif et du charme persistant de diverses
périodes
esthétiques doit plutôt être cherchée du
côté
du
contenu
- et change dans la mesure où des nécessités
contemporaines
font que d'autres contenus nous touchent,entraînant une
révision
du classement des "grandes époques"; -, il est non moins
évident
que les pouvoirs d'une oeuvre dans son temps ne sauraient
dépendre
du seul contenu. On peut comparer ce processus à celui de la
mode.
Au-delà d'un demi-siècle, par exemple, tous les costumes
appartiennent à des modes également passées dont
la
sensibilité contemporaine peut retrouver telle ou telle
apparence.
Mais tout le monde ressent le ridicule de la tenue féminine d'il
y a dix ans.
Ainsi le
mouvement " précieux", si longtempsdissimulé par les
mensonges
scolaires sur le XVIIe siècle, et bien que les formes
d'expression
qu'il ait inventées nous soient devenues aussi
étrangères
qu'il est possible, est en passe d'être reconnu comme le
principal
courant d'idées du "Grand Siècle" parce que le besoin que
nous ressentons en ce moment d'un bouleversement constructif de tous
les
aspects de la vie retrouve le sens de l'apport capital de la
Préciosité
dans le comportement et dans le décor (la conversation, la
promenade
comme activités privilégiées -- en architecture,
la
différenciation des pièces d'habitation, un changement
des
principes de la décoration et de l'ameublement). Au contraire,
quand
Roger Vailland écrit Beau-Masque dans un ton stendhalien,
malgré
un contenu presque estimable, il garde la seule possibilité de
plaire
par un pastiche, joliment fait. C'est-à-dire que, contrairement
sans doute à ses intentions, il s'adresse avant tout à
des
intellectuels d'un goût périmé Et la
majorité
de la critique qui s'attaque sottement au contenu,
déclaré
invraisemblable, salue l'habile prosateur.
Revenons
à l'anecdote historique.
3
De cette
opposition fondamentale, qui est en définitive le conflit d'une
manière assez nouvelle de conduire sa vie contre une habitude
ancienne
de l'aliéner, procédaient des antagonismes de toutes
sortes,
provisoirement aplanis en vue d'une action générale qui
fut
divertissante et que, malgré ses maladresses et ses
insuffisances,
nous tenons encore aujourd'hui pour positive.
Certaines
équivoques aussi étaient entretenues par l'humour que
quelques-uns
mettaient, et que d'autres ne mettaient pas, dans des affirmations
choisies
pour leur aspect stupéfiant : quoique parfaitement
indifférents
à toute survie nominale par une renommée
littéraire
ou autre, nous écrivions que nos oeuvres - pratiquement
inexistantes
- resteraient dans l'histoire, avec autant d'assurance que les quelques
histrions de la bande qui se voulaient éternels. Tous, nous
affirmions
en toute occasion que nous étions très beaux. La bassesse
des argumentations que l'on nous présentait, dans les
ciné-clubs
et partout, ne nous laissait pas l'occasion de répondre plus
sérieusement.
D'ailleurs, nous continuons d'avoir bien du charme.
La crise
du lettrisme, annoncée par l'opposition quasi ouverte des
attardés
à des essais cinématographiques qu'ils jugeaient de
nature
à les discréditer par une violence"inhabile",
éclata
en 1952 quand l'"Internationale lettriste", qui groupait la fraction
extrême
du mouvement autour d'une ombre de revue de ce titre, jeta des tracts
injurieux
à une conférence de presse tenue par Chaplin. Les
lettristes
esthètes, depuis peu minoritaires, se
désolidarisèrent
après coup - entraînant une rupture que leurs naïves
excuses ne réussirent pas à différer, ni à
réparer dans la suite - parce que la part de création
apportée
par Chaplin dans le Cinéma le rendait, à leur sens,
inattaquable.
Le reste de l'opinion "révolutionnaire" nous réprouva
encore
plus, sur le moment, parce que l'oeuvre et la personne de Chaplin lui
paraissaient
devoir rester dans une perspective progressiste. Depuis, bien des gens
sont revenus de cette illusion.
Dénoncer
le vieillissement des doctrines ou des hommes qui y ont attaché
leur nom, c'est un travail urgent et facile pour quiconque a
gardé
le goût de résoudre les questions les plus attirantes
posées
de nos jours. Quant aux impostures de la génération
perdue
qui s'est manifestée entre la dernière guerre et
aujourd'hui,
elles étaient condamnées à se dégonfler
d'elles-mêmes.
Toutefois, étant connue la carence de la pensée critique
que ces truquages ont trouvée devant eux, on peut estimer que le
lettrisme a contribué à leur plus rapide effacement; et
qu'il
n'est pas étranger à ce fait qu'à présent
un
Ionesco, refaisant trente ans plus tard en vingt fois plus bête
quelques
outrances scéniques de Tzara, ne rencontre pas le quart de
l'attention
détournée il y a quelques années vers le cadavre
surfait
d'Antonin Artaud.
4
Les mots
qui nous désignent, à cette époque du monde
tendent
fâcheusement à nous limiter. Sans doute, le terme de
"lettristes"
définit assez mal des gens qui
n'accordent
aucune estime particulière à cette sorte de bruitage, et
qui, sauf sur les bandes sonores de quelques films, n'en font pas
usage.
Mais le terme de "français" semble nous prêter des liens
exclusifs
avec cette nation et ses colonies.
L'athéisme
se voit désigner comme "chrétien","juif" ou "musulman";
avec
une facilité déconcertante. Et puis il est notoire que
c'est
d'une éducation "bourgeoise" plus ou moins raffinée que
nous
tenons, sinon ces idées, du moins ce vocabulaire.
Ainsi, bon
nombre de termes furent gardés, malgré l'évolution
de nos recherches et l'usure entraînant l'épuration - de
plusieurs
vagues de suiveurs : Internationale lettriste, métagraphie et
autres
néologismes dont nous avons remarqué qu'ils excitaient
d'emblée
la fureur de toutes sortes de gens. Ces gens-là, la condition
première
de notre accord reste de les tenir éloignés de nous.
On peut
objecter que c'est, de notre part, propager une confusion arbitraire,
stupide
et malhonnête, parmi l'élite pensante ; celle dont un
sujet
vient souvent nous demander "ce que nous voulons au juste", d'un air
intéressé
et protecteur qui le fait à l'instant jeter dehors. Mais, ayant
la certitude qu'aucun professionnel de la littérature ou de la
Presse
ne s'occupera sérieusement de ce que nous apportons avant un
certain
nombre d'années, nous savons bien que la confusion ne peut en
aucun
cas nous gêner. Et, par d'autres côtés, elle nous
plaît.
5
Dans la
mesure d'ailleurs où cette "élite pensante" de l'Europe
d'aujourd'hui
dispose d'une approximative intelligence et d'un doigt de culture, la
confusion
dont nous avons parlé ne tient plus. Ceux de nos compagnons d'il
y a quelques années qui cherchent encore à attirer
l'attention,
ou simplement à vivre de menus travaux de plume, sont devenus
trop
bêtes pour tromper leur monde. Ils remâchent tristement les
mêmes attitudes, qui se seront usées plus rapidement
encore
que d'autres. Ils ne savent pas combien une méthode de
renouvellement
vieillit vite. Prêts à tous les abandons pour
paraître
dans les "nouvelles nouvelles revues françaises", bouffons
présentant
leurs exercices bénévolement parce que la quête ne
rend toujours pas, ils se lamentent de ne pas obtenir, dans ce fromage
qui sent, une place, fût-ce celle d'un Étiemble - la
considération,
que l'on accorde même à Caillois -, les appointements
d'Aron.
Il y a lieu
de croire que leur dernière ambition sera de fonder une petite
religion
judéo-plastique. Ils finiront, avec de la chance, en quelconques
Father Divine, ou Mormons de la création esthétique.
Passons
sur ces gens, qui nous ont amusés autrefois. Les amusements qui
attachent un homme sont l'exacte mesure de sa médiocrité
: le base-ball ou l'écriture automatique, pour quoi faire ?
L'idée
de succès, quand on ne s'en tient pas aux désirs les plus
simples, est inséparable de bouleversements complets à
l'échelle
de la Terre. Le restant des réussites permises ressemble
toujours
fortement au pire échec. Ce que nous trouvons de plus valable
dans
notre action, jusqu'à présent, c'est d'avoir
réussi
à nous défaire de beaucoup d'habitudes et de
fréquentations.
On a beau dire, assez rares sont les gens qui mettent leur vie, la
petite
partie de leur vie où quelques choix leur sont laissés,
en
accord avec leurs sentiments, et leurs jugements. Il est bon
d'être
fanatique, sur quelques points. Une revue orientaliste-occultiste, au
début
de l'année, parlait de nous comme "... des esprits les plus
brumeux,
théoriciens anémiés par le virus du
"dépassement",
toujours à effet purement verbal d'ailleurs". Ce qui gêne
ces minables, c'est bien que l'effet n'en soit pas purement verbal.
Bien
sûr, on ne nous prendra pas à dynamiter les ponts de
l'île
Louis pour accentuer le caractère insulaire de ce quartier ni,
sur
la rive d'en face, à compliquer et embellir nuitamment les
bosquets
de briques du quai Bernard. C'est que nous allons au plus urgent, avec
les faibles moyens qui sont nôtres pour l'instant. Ainsi, en
interdisant
à diverses sortes de porcs de nous approcher, en faisant
très
mal finir les tentatives confusionnistes, d"action commune" avec nous,
en manquant complètement d'indulgence, nous prouvons aux
mêmes
individus l'existence nécessaire du virus en question. Mais si
nous
sommes malades, nos détracteurs sontmorts.
Puisque
nous traitons ce sujet, autant préciser une attitude que
certaines
personnes, parmi les moins infréquentables, ont tendance
à
nous reprocher : l'exclusion de pas mal de participants de
l'Internationale
lettriste, et l'allure systématique prise par ce genre de
pénalité.
En fait,
nous trouvant amenés à prendre position sur à peu
près tous les aspects de l'existence qui se propose à
nous,
nous tenons pour précieux l'accord avec quelques-uns sur
l'ensemble
de ces prises de position, comme sur certaines directions de
recherche.Tout
autre mode de l'amitié, des relations mondaines ou même
des
rapports de politesse nous indiffère ou nous
dégoûte.
Les manquements objectifs à ce genre d'accord ne peuvent
être
sanctionnés que par la rupture. Il vaut mieux changer d'amis que
d'idées.
En fin de
compte, le jugement est rendu par l'existence que le uns et les autres
mènent. Les promiscuités que les exclus ont pour la
plupart
acceptées, ou réacceptées ; les engagements
généralement
déshonorants, et parfois extrêmes, qu'ils ont souscrits,
mesurent
exactement le degré de gravité de nos dissensions
promptement
résolues ; et peut-être aussi l'importance de notre
entente.
Loin de
nous défendre de faire de ces hostilités des questions de
personnes, nous déclarons au contraire que l'idée que
nous
avons des rapports humains nous oblige à en faire des questions
de personnes, surdéterminées par des questions
d'idées,
mais définitives. Ceux qui se résignent se condamnent
d'eux-mêmes
: nous n'avons aucunement à sévir ; rien à excuser.
Les disparus
du lettrisme commencent à faire nombre. Mais il y a infiniment
plus
d'êtres qui vivent et qui meurent sans rencontrer jamais une
chance
de comprendre, et de tirer parti. De ce point de vue, chacun est
grandement
responsable des quelques talents qu'il pouvait avoir. Devrions-nous
accorder
à de misérables démissions particulières
une
considération sentimentale ?
6
À
ce qui précède, on a dû comprendre que notre
affaire
n'était pas une école littéraire, un renouveau de
l'expression, un modernisme. Il s'agit d'une manière de vivre
qui
passera par bien des explorations et des formulations provisoires, qui
tend elle-même à ne s'exercer que dans le provisoire. La
nature
de cette entreprise nous prescrit de travailler en groupe, et de nous
manifester
quelque peu : nous attendons beaucoup des gens, et des
événements,
qui viendront. Nous avons aussi cette autre grande force, de n'attendre
plus rien d'une foule d'activités connues, d'individus et
d'institutions.
Nous devons
apprendre beaucoup, et expérimenter, dans la mesure du possible,
des formes d'architecture aussi bien que des règles de conduite.
Rien ne nous presse moins que d'élaborer une doctrine quelconque
: nous sommes loin de nous être expliqué assez de choses
pour
soutenir un système cohérent qui s'édifierait
intégralement
sur les nouveautés qui nous paraissent mériter que l'on
s'y
passionne.
On l'entend
souvent dire, il faut un commencement à tout. On a dit aussi que
l'humanité ne se pose jamais que les problèmes qu'elle
peut
résoudre.
Potlatch
22, 9 septembre 1955