Au
réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on
peut déjà connaître les capacités
personnelles
des exécutants qu'il a formés. En effet ceux-ci se
trompent
sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce
sont
des salariés pauvres qui se croient des propriétaires,
des
ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui
croient
voter.
Comme le
mode de production les a durement traités ! De progrès en
promotions, ils ont perdu le peu qu'ils avaient, et gagné ce
dont
personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les
humiliations
de tous les systèmes d'exploitation du passé ; ils n'en
ignorent
que la révolte. Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce
qu'ils
sont parqués en masse, et à l'étroit, dans de
mauvaises
bâtisses malsaines et lugubres ; mal nourris d'une alimentation
polluée
et sans goût ; mal soignés dans leurs maladies toujours
renouvelées; continuellement et mesquinement surveillés ;
entretenus dans l'analphabétisme
modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent
aux intérêts de leurs maîtres. Ils sont
transplantés
loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau
et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l'industrie
présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que
dressent
des imbéciles.
Ils
meurent par séries sur les routes, à chaque
épidémie
de grippe, à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de
ceux qui falsifient leurs aliments, à chaque innovation
technique
profitable aux multiples entrepreneurs d'un décor dont ils
essuient
les plâtres. Leurs éprouvantes conditions d'existence
entraînent
leur dégénérescence physique, intellectuelle,
mentale.
On leur parle toujours comme à des enfants obéissants,
à
qui il suffit de dire: "il faut", et ils veulent bien le croire. Mais
surtout on les traite comme des enfants stupides, devant qui
bafouillent
et délirent des dizaines de spécialisations
paternalistes,
improvisées de la veille, leur faisant admettre n'importe quoi
en
le leur disant n'importe comment; et aussi bien le contraire le
lendemain.
Séparés
entre eux par la perte générale de tout langage
adéquat
aux faits, perte qui leur interdit le moindre dialogue;
séparés
par leur incessante concurrence, toujours pressée par le fouet,
dans la consommation ostentatoire du néant, et donc
séparés
par l'envie la moins fondée et la moins capable de trouver
quelque
satisfaction, ils sont même séparés de leurs
propres
enfants, naguère encore la seule propriété de ceux
qui n'ont rien. On leur enlève, en bas âge, le
contrôle
de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n'écoutent
plus du tout les opinions informes de leurs parents, et sourient de
leur
échec flagrant; méprisent non sans raison leur origine,
et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que
de
ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés: ils se
rêvent les métis de ces nègres-là.
Derrière
la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme
entre
eux et leur progéniture, on n'échange que des regards de
haine.
Cependant,
ces travailleurs privilégiés de la société
marchande accomplie ne ressemblent pas aux esclaves en ce sens qu'ils
doivent
pourvoir eux-mêmes à leur entretien. Leur statut peut
être
plutôt comparé au servage, parce qu'ils sont exclusivement
attachés à une entreprise et à sa bonne marche,
quoique
sans réciprocité en leur faveur; et surtout parce qu'ils
sont étroitement astreints à résider dans un
espace
unique: le même circuit des domiciles, bureaux, autoroutes,
vacances
et aéroports toujours identiques.Mais ils ressemblent aussi aux
prolétaires modernes par l'insécurité de leurs
ressources,
qui est en contradiction avec la routine programmée de leurs
dépenses; et par le fait qu'il leur faut se louer sur un
marché libre sans
rien posséder de leurs instruments de travail: par le fait
qu'ils
ont besoin d'argent. Il leur faut acheter des marchandises, et l'on
fait
en sorte qu'ils ne puissent garder de contact avec rien qui ne soit une
marchandise.
Mais
où pourtant leur condition économique s'apparente plus
précisément
au système particulier du "péonage", c'est en ceci que,
cet
argent autour duquel tourne toute leur activité, on ne leur en
laisse
même plus le maniement momentané. Ils ne peuvent
évidemment
que le dépenser, le recevant en trop petite quantité pour
l'accumuler. Mais ils se voient en fin de compte obligés de
consommer
à crédit ; et l'on retient sur leur salaire le
crédit
qui leur est consenti, dont ils auront à se libérer en
travaillant
encore. Comme toute l'organisation de la distribution des biens est
liée
à celles de la production et de l'État, on rogne sans
gêne
sur toutes leurs rations, de nourriture comme d'espace, en
quantité
et en qualité. Quoique restant formellement des travailleurs et
des consommateurs libres, ils ne peuvent s'adresser ailleurs, car c'est
partout que l'on se moque d'eux.
Je
ne tomberai pas dans l'erreur simplificatrice d'identifier
entièrement
la condition de ces salariés du premier rang à des formes
antérieures d'oppression socio-économique. Tout d'abord,
parce que, si l'on met de côté leur surplus de fausse
conscience
et leur participation double ou triple à l'achat des pacotilles
désolantes qui recouvrent la presque totalité du
marché,
on voit bien qu'ils ne font que partager la triste vie de la grande
masse
des salariés d'aujourd'hui : c'est d'ailleurs dans l'intention
naïve
de faire perdre de vue cette enrageante trivialité, que beaucoup
assurent qu'ils se sentent gênés de
vivre parmi
les délices, alors que le dénuement accable des peuples
lointains.
Une autre raison de ne pas les confondre avec les malheureux du
passé,
c'est que leur statut spécifique comporte en lui-même des
traits indiscutablement modernes.
Pour
la première fois dans l'histoire, voilà des agents
économiques
hautement spécialisés qui, en dehors de leur travail,
doivent
tout faire eux-mêmes : ils conduisent eux-mêmes leurs
voitures
et commencent à pomper eux-mêmes leur essence, ils font
eux-mêmes
leurs achats ou ce qu'ils appellent de la cuisine, ils se servent
eux-mêmes
dans les supermarchés comme dans ce qui a remplacé les
wagons-restaurants.
Sans doute leur qualification très indirectement productive
a-t-elle
été vite acquise, mais ensuite, quand ils ont fourni leur
quotient horaire de ce travail spécialisé, il leur faut
faire
de leurs mains tout le reste. Notre époque n'en est pas encore
venue
à dépasser la famille, l'argent, la division du travail ;
et pourtant on peut dire que pour ceux-là déjà la
réalité effective s'en est presque entièrement
dissoute,
dans la simple dépossession. Ceux qui n'avaient jamais eu de
proie,
l'ont lâchée pour l'ombre.
Le
caractère illusoire des richesses que prétend distribuer
la société actuelle, s'il n'avait pas été
reconnu
entre toutes les autres matières, serait suffisamment
démontré
par cette seule observation que c'est la première fois qu'un
système
de tyrannie entretient aussi mal ses familiers, ses experts, ses
bouffons.
Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie
à
son effigie. Autrement dit, c'est la première fois que des
pauvres
croient faire partie d'une élite économique,
malgré
l'évidence contraire. Non seulement ils travaillent, ces
malheureux
spectateurs, mais personne ne travaille pour eux, et moins que personne
les gens qu'ils payent : car leurs fournisseurs mêmes se
considèrent
plutôt comme leurs contremaîtres, jugeant s'ils sont venus
assez vaillamment au ramassage des ersatz qu'ils ont le devoir
d'acheter.
Rien ne saurait cacher l'usure véloce qui est
intégrée
dès la source, non seulement pour chaque objet matériel,
mais jusque sur le plan juridique, dans leurs rares
propriétés.
De même qu'ils n'ont pas reçu d'héritages, ils n'en
laisseront pas."