de Libération,
décembre 1994
ETRANGE
HOMMAGE, en vérité, que celui rendu par Bruno Latour
à
la mémoire de Guy Debord. Dès le début, on veut
nous
persuader en effet que le seul éloge que l'auteur de la
Société
du spectacle eût supporté serait de révéler
enfin ses très graves fautes morales et l'incurie de son combat
théorique.
Balayant
toute déférence d'un revers de main, Bruno Latour
s'interroge:
«N'est-ce pas l'unanimité au contraire qui l'a mené
vers cette mort?» et, fort de cette puissante intuition, s'en
prend
aux «imprécateurs de la société (du)
spectacle»
en agitant rien moins que le fantôme de la barbarie. Pour nous
vanter,
in fine, les mérites admirables d'une technologie très
humaine,
expression la plus pure de notre civilisation.
A la page
102 des Considérations sur l'assassinat de Gérard
Lebovici,
Debord écrivait: «La seule chose qui m'était
impossible,
c'était cette fois de laisser dire.» On souffrira
l'immodestie
qui nous pousse à reprendre cette parole si personnelle à
notre compte, et nous oblige aujourd'hui à porter le feu
là
où nous le voulons, puisqu'il nous est impossible, à
notre
tour, de laisser dire. Outre qu'il est simplement abject de
prétendre
interpréter le suicide d'un homme -les «raisons»,
s'il
en faut, sont peut-être trop malheureuses et trop simples pour
que
les amateurs d'intrigues y aient pensé-, on observera quelques
détails
qui font que le texte de Bruno Latour ne s'élève que
très
rarement au simple niveau de l'analyse pertinente. Le proverbe dit
qu'on
ne prête qu'aux riches. On a donc abondamment prêté
à Debord, mais il peut être intéressant de savoir
qui
prêtait quoi. Au seul prétexte qu'il a
récusé
les éloges intéressés, certains ont cru deviner
qu'une
sorte de perversité lui aurait fait préférer le
blâme.
On a ainsi vu fleurir ici ou là une critique acerbe qui
espérait
secrètement le séduire, un peu à la manière
de ces enfants gâtés qui jouent les brise-fer pour voir
jusqu'à
quel point on peut les aimer. Le texte de Bruno Latour n'est qu'un
exemple
de plus de cette injonction. Mais il n'y a plus personne à
séduire,
en vérité, et l'heure de la revanche vraie semble avoir
sonné
pour certains. Le prétendu éloge se montre bientôt
pour ce qu'il est: une tentative éperdue de désamorcer la
charge d'une oeuvre si évidemment subversive. Ce que reproche,
en
gros, ce brillant esprit à la critique radicale, c'est de
véhiculer
avec elle une sorte de lamentation sur la perte supposée d'un
âge
d'or où le spectacle ne régnait pas en maître. De
là,
il est facile de déduire que ceux qui n'aiment pas le monde tel
qu'il est et en flétrissent la bassesse ne sont qu'une
espèce
masquée de réactionnaires, des séides du bon vieux
temps qui voudraient en revenir à des sociétés
primitives.
«Qui sont les plus artistes?, s'interroge-t-il. Qui sont les plus
civilisés? Ceux qui croient au travail de la médiation et
se demandent comment mettre en scène l'information et
l'événement,
ou ceux qui prétendent pouvoir se passer de la parole
spectaculaire?»
A ces questions, quelques réponses, gardées aux
proportions
d'une simplicité accessible à tous les sociologues. Il
n'y
a pas de travail de la médiation: il y a fusion du travail et de
la médiation dans une société qui ne trouve sa
cohérence
qu'en séparant toujours un peu plus ce qui peut l'être.
L'aliénation
n'est plus un asservissement: c'est un choix. La soumission est
aujourd'hui
l'expression la plus immédiate de la liberté
individuelle.
D'autres sociologues le disent, et l'on n'en parle jamais (lire
à
ce sujet le Traité de la servitude libérale de
Jean-Léon
Beauvois, éd. Dunod). Mais pour Bruno Latour,
l'aliénation
est un leurre. La preuve? La voici, fulgurante: «Quant aux
téléspectateurs
prétendument soumis, blasés, dominés,
mécanisés,
américanisés, ils peuvent zapper sans contrôle,
échappant
ainsi à ceux qui voudraient bien pouvoir les dominer.» La
très haute valeur de cette liberté, résumée
au pouvoir de passer d'une chaîne à l'autre,
n'échappera
évidemment à personne. N'est-ce pas là une
émancipation
des plus désirable? La zapette réussirait donc ce que
vingt
siècles d'hérésies et de luttes
révolutionnaires
n'ont pas accompli: la libération de l'homme. On en pleure de
joie.
Ce qui,
profondément, indispose le commentateur, c'est que la
négation
soit vraiment trop négative. Il nous tape gentiment sur
l'épaule
d'un air de dire «allons, soyez raisonnable, vous voulez abolir
le
monde tel qu'il est, mais que proposez-vous à la place?».
Le scandale, pour le sociologue, c'est que la critique sociale puisse
ne
pas proposer de modèle de remplacement. Il est vrai que voir
tous
les jours les individus se conformer aux modèles qu'on imagine
en
laboratoire donne de mauvaises habitudes. Seulement voilà:
reprocher
à la critique sociale de n'être pas réaliste est
une
absurdité, puisque c'est au principe même du réel
que
cette critique s'attaque.
S'étonner
que la critique situationniste n'ait pas proposé de nouveau
modèle
social équivaut à se lamenter que la poésie
lyrique
ou la peinture cubiste ne soient pas d'une évidente
utilité
dans la cuisson des oeufs au plat. Les malheurs présents et la
peine
vraie que beaucoup ressentirent à la disparition de Debord nous
contraignent à rappeler quelques évidences: refuser le
système
d'illusions présent n'a jamais impliqué l'adhésion
sans partage aux modèles sociaux du passé. La critique
radicale,
et celle de Guy Debord en particulier, ne s'est
préoccupée
ni d'être moderne, ni de pouvoir se décliner sur le mode
du
collectif. Les évangélistes de la modernité ont
beau
jeu de dénoncer ce qui leur apparaît comme «une
vieille
haine des masses» qui ne serait rien d'autre qu'une haine de
«la
multiplicité des voix incontrôlées».
Sont-elles
si incontrôlées, sont-elles si multiples, ces voix qui
articulent
toutes les mêmes angoisses? Sont-ils si libres, ces individus
ligués
dans la peur du sexe mortifère et dans la survalorisation
hystérique
du travail? Ce qui nous rend Debord si proche, c'est bien justement ce
constat que l'affirmation du singulier ne pouvait se faire que contre
les
intérêts collectifs: cet homme s'est essentiellement
soucié
de vivre comme il lui plaisait. C'est l'ampleur et la difficulté
de cette tâche, c'est l'impossibilité actuelle de suivre
la
pente de nos seules inclinations qui dessinent en creux le portrait de
la société, et forge notre refus itératif.
Il y a également
autre chose, qui est peut-être le point le plus inaperçu
et
le plus capital de l'oeuvre de Debord: le début du processus
révolutionnaire,
ce n'est pas la mise à sac du passé, mais exactement
l'inverse;
la conscience historique et la manière dont chacun s'y inscrit.
On sait où nous ont menés ceux qui voulaient «du
passé
faire table rase». On verra bientôt ce que la
déshérence
calculée de l'enseignement de l'histoire produira:
précisément,
ce présent perpétuel reconnu comme l'un des effets les
plus
grandioses du spectacle, et grâce auquel on pourra enfin
éradiquer
le savoir comme le désir. Resteront, désormais, ces
merveilleux
joujoux si bien vantés par Bruno Latour, des télex, des
satellites,
des téléviseurs, et ces fameux CD-Roms, qu'on
désigne
aussi sous le nom de «mémoire morte», ce qui est
assez
parlant pour dispenser de tout autre commentaire.
Au milieu
de lectures diversement rémanentes, nous avons trouvé
qu'un
très petit nombre de gens avaient rendu possible le
dépassement
de la résignation. Ces mots d'un autre temps articulaient enfin
une colère que nous avons reconnue. Ces mots brûlent
toujours
d'un éclat que ne voient pas les yeux morts, les yeux clos, les
yeux baissés. De ce monde qui berce encore si bien les
certitudes
des sociologues, nous ne voulions plus. Nous n'en voudrons pas plus
demain,
quand l'uniformisation des désirs aura donné raison au
réalisme
imparable de Bruno Latour, dont le soulagement trop rapide encourage un
peu plus les imprécateurs qu'il prétend fustiger, et au
nombre
desquels il peut être honorable de se compter.