de Libération,
le 2 décembre 1994
Agitateur,
poète, «docteur en rien», adversaire de la
société
bourgeoise dans tous ses âges, le théoricien fondateur de
l'International Situationniste se disait «né virtuellement
ruiné.» L'auteur de la «Société du
spectacle»
et l'autobiographe de «Panégyrique» s'est
suicidé
mercredi, à 62 ans.
«LE
LEOPARD MEURT AVEC SES TACHES et je n'ai jamais proposé ni ne me
suis cru capable de m'améliorer». Tel était Guy
Debord
qui vient de se donner la mort à 62 ans denis sa maison
auvergnate
de Champot en Haute-Loire, où il s'était retiré il
y a quelques années. Cette phrase, il l'avait écrite dans
Panégyrique, fausse autobiographie mais étonnante
confession,
composée dans le style qu'il affectionnait, étincelant
classique
mordant, cruet, du cardinal de Retz.
Le fondateur
de l'Internationale Situationniste, la seule aventure politique des
années
60 sur laquelle on peut encore se pencher sans tomber, écrivait
aussi: «Je suis né en 1931, à Paris. La fortune de
ma famille était dès lors fort ébranlée par
les conséquences de la crise économique mondiale... Ainsi
donc je suis né virtuellement ruiné.» Et
d'expliquer
qu'il avait vécu toute ion adolescence sans aucun sens de la
carrière,
allant «lentement mais inévitablement vers une vie
d'aventures
les yeux ouverts». Un père mort alors qu'il avait quatre
ans,
des études au lycée de tau puis de Cannes, avant de
rencontrer
le poète Isidore Itou et rencontrer le amis lettristes au
festival
de Cannes à la toute fin des années 40. Il a dix-huit ans.
Agitateur,
poète, «docteur en rien», et poète «ami
d'Arthur Cravan et de Lautréamont», adversaire de la
société
bourgeoise dans tous ses âges, Guy Debord entame ses vingt ans
pendant
les années 50. Cette époque dominée par le
productivisme,
la bonne conscience des vainqueurs, il l'affronte, sûr de son
talent,
assoiffé d'émotions fortes. A cette époque,
Isidore
Isou et les lettristes perturbent le ronron du monde de l'art. En 1951,
par exemple, Wolman réalise un film, l'Anticoncept. On y entend
un monologue atone, pendant que sur l'écran, alternant des
cercles
noirs et blancs sur un ballon sonde. Application du principe de la
«
discrépance », c'est-à-dire de la disjonction des
bandes
image et son. Un an plus tard, en juin 1952, Debord présente son
premier film, Hurlements en faveur de Sade. Avant la projection, il
serait
monté sur scène et aurait déclaré:
«Il
n'y a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir
de
films. Passons si vous voulez au débat.» (in Oeuvres
cinématographiques
complètes).
Il se disputera
avec les lettristes et fondera un groupe dissident, les Internationaux
lettristes, et une ruvue Potlacht. En 1952, le 27 juillet, dans un
village
d'Italie, des artistes d'avant garde issus du mouvement COBRA
(Copenhague,
Bruxelles, Amsterdam), dais lettristes, des partisans du Mouvement
International
pour un Bauhaus imaginiste (fond par Asger Jorn) et du comité de
Londres fondent l'Internationale situationniste. le plus brillant
théoricien
est dès l'abord Guy Debord.
Dans les
premières années, l'IS se manifeste principalement par
l'activité
des artistes Pinot Gallizio (Italie), qui veut subordonner l'industrie
à la peinture, Asger Jorn (Danemark), qui détourne des
tolles
achetées aux puces, Constat (Pays Bas), qui imagine des villes
d'où
disparaissent les séparations entre jeu et travail, permettent
le
surgissement des émotions. La guerre est déclarée
au «fonctionnalisme» et Guy Debord écrit Memoires
magnifique
détournement avec des «structures portantes» d'Asger
Jorn, dont la coverture en papier de verre lui interdit tout voisinage
trop rapproché dans une bibliothèque.
«Rendre
la vie passionnante, nous savons comment faire», dit il avec ses
compagnons. En 1959, il réalise Sur le passage de quelques
personnages
à travers une assez courte unité de temps, un film qui
défrise
le credo dans l'avenir du cinéma. Le numéro un de la
revue
L'Internationale situationniste est paru l'année
précédente.
C'est un formidable assemblage de proclamations incendiaires, de textes
théoriques, de définitions des principaux concepts
opératoires
(lire ici), de comptes-rendus d'activités diverses (comme un
raid
lancé contre une assemblée de critiques d'art) et de
détournements
joyeux et sexys. On y lit même une annonce: «Jeune gens,
jeunes
filles, quelque aptitude au dépassement et au jeu. Sans
connaissances
spéciales. Si intelligents et beaux vous pouvez aller dans le
sense
de l'histoire. Avec les situationnistes. Ne pas
téléphoner.
Se présenter.»
Les réunions
de cette poignée d'esprits forts s'organisent autour de Debord,
et ses théories informées par la lecture de Hegel,
Clausewitz,
Marx, Baltasar Gracian, «13 rue de l'Espoir», une BD
sentimentale
parue à l'époque dans France Soir. Et de l'alcool. C'est
d'ailleurs à l'alcool que sont réservé les plus
belles
pages de Panégyrique:
«Ce
que j'ai su faire de mieux, c'est boire. Je suis surpris, moi qui ai du
lire si fréquemment à mon propos, les plus extravagantes
calomnies ou de très injustes critiques, de voir qu'en somme,
trente
ans et davantage se sont écoulés sans que jamais le
mécontent
ne fasse état de mon ivrognerie comme d'un argument au moins
implicite
contre mes idées scandaleuses.»
Le tout
est de savoir ce qui est le plus scandaleux, des idées de Debord
ou de la société, coincée, gaulliste, bourgeoise
qu'il
affronte sans compromis. Car Debord n'est pas homme de compromis. il ne
passe même pas avec ses parrains théoriques.
l'Internationale
Situationniste n'est pas née que déjà elle abhorre
André Breton et la secte surréaliste. Très vite
aussi
elle se fâche avec Henri Lefèvre, ancien
surréaliste,
marxiste, récemment exclu du PC, dont les théories sur
l'aliénation
sont proches des siennes, mais qu'elle accuse de réformisme.
L'influence
de Debord dans l'IS est de plus en plus flagrante. Il radicalise son
propos,
les artistes désertent. En 1963, l'IS détourne (affiches,
«comics ») et transforme l'injure en art majeur. Les cibles
(540 répertoiriées) sont diverses, de Jacques Lacan
à
Sartre («L'inqualifiable») mais aussi Martin Heidegger,
traité
de «pauvre nazi» bien avant les
«révélations»
de Farias. Le Debord cinéaste, qui a réalisé
Critique
de la séparation in 1961, écrit en 1964 Contre le
cinéma,
texte dans lequel il stigmatise cet art comme une inversion de la vie
(il
réalisera encore Réfutations de tous les jugements et In
girum imus nocte et consumimur). La période qui va de 1966
à
1968 est la plus glorieuse de I'IS. Elle tient le devant de la
scène
étudiante dans les facultés en ébullition. Fin
1966,
six étudiants sont élus à la tête de L'UNEF
strasbourgeoise, avec pour seul programme de tout abolir. Ils prennent
langue avec l'IS qui fait publier aux frais de l'UNEF un texte de
Mustapha
Khayati, De la misère en milieu étudiant, qui deviendra
un
classique que l'on retrouvera par bribes sur les murs de mai 68.
C'est aussi
à cette époque que la revue l'Internationale
situationniste
décortique la supercherie maoiste. Et fait tache dans une
intelligentsia
parisienne qui, de droite à gauche, lance ses
«confiteor»
vers la sainte figure du Grand Timonier. En 1967, l'année
où
son copain Raoul Vaneigem publie Traité de savoir-vivre à
l'usage des jeunes générations, Guy Debord écrit
son
livre le plus important, la Société du spectacle,
critique
«du règne irresponsable de la marchandise et des
méthodes
des gouvernements modernes», de tous l'es aspects de capitalisme
contemporain et de son système général
d'illusions.
Il donne ainsi un coup de neuf sur les analyses de la
société,
s'éloigne définitivement des catéchèses
léninistes.
Ce livre sera pillé à tout va. Il le reprendra en 1988
dans
les Commentaires sur la société du spectacle. Dans lequel
il pourfend encore «une société qui s'annonce
démocratique,
quand elle est parvenue au stade du spectaculaire
intégré».
Et constate le renforcement du monstre, souriant mais carnassier, qui
ne
supporte de se nourrir que de ce qu'il a prédigéré
et falsifié. Grâce à une armée de
commentateurs
qui ont évacué depuis belle lurette toute
compétence,
on construit un immense consensus trompeur. On nie tout conflit ou on
le
minore. «C'est la première fois dans l'Europe
contemporaine,
écrit Debord dans sa reprise de la Société de
spectacle,
qu'aucun parti ou fragment de parti n'essaie plus de seulement
prétendre
qu'il tenterait de changer quelque chose d'important.» Ce n'est
pas
la fin de l'histoire mais plutôt sa mise hors la loi, au profit
d'un
nouveau mode de représentation spectaculaire en forme d'aplat,
d'un
gigotement de récits invérifiables, de fables vides, sans
profondeur de champ.
Le discours
est radical mais l'impuissance de celui qui l'énonce ne l'est
pas
moins. Après mai 68, quand les «enragés»
donnaient
leur ton barricadier, optimiste et insolent à la rue
(«cours
Camarade, le vieux monde est derrière toi!», «Soyez
cruels!»), Debord s'est méfié des
«situphiles»,
poseurs et autres «suivistes». Il a fait suivre à
L'Internationale
situationniste (l'organisation) un régime amaigrissant, en
figure
d'exclusions successives. Jusqu'à 1972, date de l'extinction de
l'IS. L'histoire des situationnistes s'est encore un peu poursuivre en
Italie où, en 1975, Gianfranco Sanguinetti a écrit
«Le
Véridique rapport sur les dernières chances de sauver la
capitalisme en Italie», un pastiche qui annonce le
«Compromis
historique», l'alliance de la Démocratie chrétienne
et du PCI.
Trois ans
plus tard, en 1978, dans la préface à la quatrième
édition italienne de la Société du spectacle, Guy
Debord, que la prose débile des Brigade rouges révulse,
accuse
une fraction de la Démocratie Chrétienne d'avoir
manipulé
les BR pour assassiner Aldo Moro. En 1984, lors de l'assassinat
mystérieux
de Gérard Lebovici, agent des stars de cinéma
français,
éditeur (« Champ libre ») et ami de Debord, certains
assimileront pourtant ce dernier à un suppôt du terrorisme
international. Autant dire que l'ancien leader situ sait de quoi il
parle
quand il décrit un monde où l'information circule
follement,
gomme toute perspective, ment. Un monde qui ressemble de plus en plus
à
une cellule capitonnée. Dont il s'est retranché.