En
1951,
au festival du cinéma à Cannes, Guy Debord, alors
âgé
de dix-neuf ans, rencontre le groupe lettriste d'Isidore Isou qui, sous
les huées, projette un film intitulé "Traité de
Bave
et d'Eternité"; un film composé de collages d'images
récupérées,
parfois détériorées, avec en bande sonore des
poésies
onomatopéiques et des monologues. L'oeuvre se situe dans une
filiation
du dadaïsme et du futurisme italien; en particulier, dans celle de
Kurt Schwitters et de son "Ursonate". Isou et les lettristes (Maurice
Lemaître,
Gil J. Wolman), reprenant la charge iconoclaste des dadaïstes et
des
premiers surréalistes, veulent porter à son terme
l'auto-destruction
des formes artistiques. L'art traditionnel est déclaré
mort;
l'une des alternatives proposées est le détournement (par
des collages réutilisant des éléments
déjà
existants pour de nouvelles créations). Les lettristes aspirent
à dépasser la division entre artiste et spectateur, entre
vie et art; le monde est à démonter et à
reconstruire
sous le signe de la créativité
généralisée.
Ils organisent également de petits scandales (ainsi en 1950,
à
Pâques, dans la cathédrale de Notre-Dame, un jeune homme
déguisé
en dominicain monte en chaire et annonce aux fidèles la "mort de
Dieu"), et se spécialisent dans le sabotage du festival de
Cannes.
Un an plus
tard, Debord projette son propre film, "Hurlements en faveur de Sade",
reproduit préalablement dans l'unique numéro de "Ion",
revue
du cinéma lettriste. Le film, où se succèdent des
séquences blanches puis noires, et qui proclame la mort du
cinéma,
cherche à dépasser le principe de la passivité du
spectateur; ce fut de ce point de vue un succès, puisque le
public
indigné l'interrompit au bout de vingt minutes...
Debord et
ses amis entrent rapidement en conflit avec Isou et ses fidèles,
auxquels ils reprochent leur idôlatrie de la
créativité,
et les limites de leurs ambitions. Debord, Wolman, J.-M. Mension et
J.-L.
Brau fondent en mai-juin 1952, à Aubervilliers, l'Internationale
Lettriste; la rupture définitive avec Isou intervient en
novembre,
après que ce dernier ait désavoué un lancer de
tracts
injurieux organisé par les amis de Debord lors d'une
conférence
de Chaplin au Ritz, pour protester contre sa réception par le
préfet
de police.
De 1952
à 1954 paraissent quatre numéros de "l'Internationale
Lettriste";
suivent, de 1954 à 1957, vingt-neuf numéros de
"Potlatch".
La proximité de l'esthétique et des modes d'action des
lettristes
avec les premiers surréalistes est très frappante: ils
partagent
avec ces derniers le refus du travail, une aspiration vague à la
révolution, l'affirmation de leur subjectivité; ainsi que
le goût des scissions et des exclusions. Ils honnissent
André
Breton, qu'ils accusent d'avoir trahi et galvaudé les
aspirations
surréalistes. Il se flattent de fréquenter, bien plus que
leurs prédécesseurs, les "classes dangereuses". Le
recours
au détournement (bandes dessinées avec des bulles
transformées,
collages, détournement de citations, films de Debord presque
exclusivement
construits à partir d'extraits d'autres films), constituant un
trait
caractéristique des lettristes puis des situationnistes, se
situe
dans la lignée de Dada et surtout de Lautréamont - qui
fut
auparavant l'idole des surréalistes. Ce procédé
traduit
l'idée que tous les éléments pour une vie libre
sont
déjà présents, dans la culture comme dans la
technique,
il faut en modifier le sens et les organiser différemment.
LA "PSYCHOGEOGRAPHIE"
ET L'"URBANISME UNITAIRE"
Le concept-clé
des lettristes est la construction de "situations poétiques", de
nouveaux états affectifs, correspondant à la recherche
d'une
nouvelle manière de vivre, qui abolisse la séparation
entre
l'art et la vie; la poésie "est dans la forme des villes", "elle
se lit sur les visages"; il s'agit de créer des ambiances, de
générer
des styles de vie; les lettristes privilégient un art du
changement,
marqué par la conscience de l'irréversibilité et
l'unicité
des actions humaines.
Debord et
ses amis sont particulièrement sensibles aux questions de la vie
quotidienne et de l'urbanisme. Ils veulent lier leur action à
une
critique sociale, d'inspiration marxiste, orientée vers les
bouleversements
qu'entraînent l'essor de la société de
consommation;
Debord est alors influencé par l'oeuvre d'Henri Lefebvre,
penseur
marxiste indépendant, auteur d'une Critique de la vie
quotidienne,
qui avait participé au mouvement surréaliste au
début
des années 20. A partir de 1953, les lettristes
développent
une forme de recherche dénommée
"psychogéographie",
se définissant comme une observation systématique des
effets
que produisent les différents ambiances urbaines sur
l'état
d'âme, qu'il convient d'explorer par la "dérive",
"technique
de passage hâtif à travers des ambiances variées".
D'un autre côté, ils dénoncent la réduction
fonctionnaliste de l'architecture, qualifiant de "casernes civiles" les
"constructions débilitantes que l'on aligne dans nos banlieues
pour
loger les gens tristes", et s'insurgent contre la subordination de
l'urbanisme
à l'industrie automobile.
Les lettristes
collaborent avec la revue belge surréaliste "Les lèvres
nues",
dirigées par M. Mariën, qui publie en 1955 et 1956 leurs
principaux
textes sur la psychogéographie. Ils sont rejoints par deux
artistes
importants, le peintre danois Asger Jorn et le peintre hollandais et
architecte
de profession Constant, qui avaient animé entre 1948 et 1951 le
groupe COBRA, cherchant à retrouver l'esprit
révolutionnaire
du surréalisme et à créer un art expressionniste.
En 1957 est fondée l'Internationale Situationniste, qui essaime
aussitôt dans plusieurs pays européens.
Les premières
années de l'activité situationniste se déroulent
dans
le monde artistique, autour des thèmes de l'"urbanisme
unitaire",
de l'expérimentation pour créer de "nouvelles ambiances"
et une civilisation du jeu, élaborer une "science des
situations"
qui sera une réponse au "spectacle" et à la
non-participation;
le théâtre d'opérations en étant la vie
quotidienne
et son cadre urbain, qu'il faut transformer, la "construction d'un
milieu
ambiant dynamique en liaison avec des styles de comportement". Jorn et
Debord produisent ensemble deux livres de collages, "Mémoires"
et
"Fin de Copenhague" (qui inclut des "cartes
psychogéographiques").
Constant élabore des projets détaillés pour une
ville
utopique, aujourd'hui exposés à La Haye; il animera plus
tard le groupe des provos à Amsterdam (mouvement contestataire
et
alternatif qui y exercera une influence durable dans les domaines de
l'écologie
et de l'urbanisme). En juin 1958 paraît le premier numéro
de la revue "Internationale Situationniste"; douze numéros
sortiront
jusqu'en 1969, mais l'urbanisme et le psychogéographie sont
présents
surtout avant 1961. Debord réalise deux moyens-métrages,
"Sur la passage de quelques personnes à travers une assez courte
unité de temps" en 1959, et "Critique de la séparation"
en
1961; le premier film, au titre fort significatif, témoigne de
la
vie des situationnistes à cette époque, avec des images
illustrant
leurs dérives (cafés de Saint-Germain-des-Prés,
Halles
nocturnes).
Après
la démission de Constant en 1960, et le départ de Jorn en
1961, une série d'exclusions et de scissions réduisent
l'organisation
à un nombre minimal. Les questions de l'art et de l'urbanisme
occupent
une place moindre, et sont remplacés par un contenu
polémique
et révolutionnaire plus large; il semble que le manque de moyens
ait conduit à l'abandon des projets urbains, au profit d'une
analyse
de la société et de sa remise en cause globale, qui
devait
du reste anticiper mai 68.
"La gloire
est une incompréhension, peut-être la pire", écrit
Borges dans "Pierre Ménard, auteur du Quichotte". Les
écrits
ultérieurs de Debord sur le "spectacle", plus souvent
cités
que compris, abusivement réduits à une critique des
médias,
servent aujourd'hui aux spécialistes et contempteurs de la
télévision
à se tendre un infini miroir de déréalisation -
quand
il s'agit d'un mise en cause profonde des aliénations produites
par une société fondée sur le "fétichisme
de
la marchandise".
Les thèmes
de la dérive, de l'urbanisme semblent oubliés, comme
délaissés
par Debord dans la suite de son oeuvre; mais n'oublions pas que les
textes
sur la dérive furent d'abord les témoignages d'un style
de
vie. Demeurent certaines réflexions, ainsi dans ce passage de
"Panégyrique",
publié en 1989 (pp. 56-57): "Qui voit les rives de la Seine voit
nos peines: on n'y trouve plus que les colonnes
précipitées
d'une fourmilière d'esclaves motorisés"; pour rappeler
que
les propositions situationnistes en ces domaines ne furent guère
entendues, hélas.